Comment avez-vous évolué dans votre parcours professionnel ?
Avant d’apprendre à lire aux autres il a bien fallu que j’apprenne d’abord à lire moi-même. En octobre 1967 mes parents m’ont donc envoyé à l’école de notre village où trois des quatre classes comportaient chacune 2 divisions
— cours préparatoire 1 et 2 (en réalité : classe enfantine + CP)
— cours élémentaire 1 et 2
— cours moyen 1 et 2
— classe de “transition” (je crois me souvenir qu’il s’agissait d’une année supplémentaire avant le collège, pour les élèves en difficulté)
L’institutrice de la petite classe, utilisait alors les manuels “Rémi et Colette” [1] que les auteurs (Juredieu et Mourlevat) définissent comme “méthode active de lecture“. Les deux fascicules illustrés par R. Bresson (couverture rouge pour le premier, verte pour le second) étaient complétés par toute une panoplie de matériel individuel et collectif : planches d’étiquettes à découper, images géantes magnifiant les vignettes des livrets, tampons encreurs pour les cahiers d’écoliers. Comme on peut le lire sur la première page, la méthode s’adresse “aux cours préparatoires et classes de 11è, aux classes enfantines et écoles maternelles, aux jardins d’enfants“.
Sous la férule bienveillante mais ferme de la maîtresse, la division des petits (classe enfantine) apprenait donc les rudiments grâce au fascicule rouge. Nous lisions à voix haute en suivant du doigt, en chœur d’abord, puis seul lorsque nous étions interrogés. La division des grands (cours préparatoire) revenait rapidement sur le livret rouge au premier trimestre puis travaillait les sons complexes sur le livret vert, selon une pratique identique. J’ai fait partie des élèves qui déchiffraient rapidement dès la fin de la première année. Au terme du CP nous étions très fiers de lire “Le petit Gilbert”, un livre de lecture courante. Mes premières lectures autonomes ont été “Le Roi et le Benêt” [2] offert à Noël par la coopérative de l’école, puis “Oui-Oui et la voiture jaune” [3].
Je raconte cette histoire ancienne et très personnelle car dans mon cas, il semble que mon expérience d’écolier influence encore aujourd’hui ma pratique d’instituteur.
1983 : concours d’entrée à l’École normale passé avec succès en juin de cette même année. À cette époque la formation théorique et les stages d’observation interviennent après un an passé sur le terrain en qualité d’élève instituteur. Dès octobre, sans formation, je suis nommé directement, pour l’année scolaire complète, dans un CE2 d’une grosse école de ville. N’ayant aucun cadre théorique pour me guider ou sur lequel je pourrais m’appuyer, je ne peux que faire appel à mes souvenirs d’écolier. J’essaie aussi de suivre les avis d’une conseillère fort dévouée qui me visite de loin en loin. Mais pour la transmission d’une pratique, les conseils ont hélas une portée très limitée ; ce qu’il faut, c’est observer d’abord des maîtres expérimentés. À cette époque je remarque que les livres de la classe sont récents et je déplore que les leçons s’y succèdent sans logique apparente. Les manuels scolaires sont très utiles au débutant à la condition qu’ils offrent un plan de travail chronologique et non pas thématique. Je me souviens avoir utilisé avec grand profit (pour l’enseignement de la langue française) la progression du “Berthou, Grémaux et Vœgelé” [4] tiré encore une fois du temps de mon enfance mais régulièrement réédité par Belin jusqu’aux années 1980.
1984 : École normale de Clermont-Ferrand (en deux temps car ma formation a été scindée par un an de service national). Beaucoup de psychologie et de didactique, l’enseignement du français cannibalisé par l’étude des typologies textuelles, de la structure narrative du récit, … Les instituteurs nous sont présentés comme des dinosaures d’un autre temps et tous les manuels classiques sont bons à …jeter aux orties !
1986/02 : service national. Peu enclin à la discipline militaire, je suis toutefois bien étonné par la redoutable efficacité des instructeurs face à des recrues du contingent à la tête parfois fort lourde. Ordres simples, consignes claires, durée très brève des explications, beaucoup de répétition et d’entraînement, ceux qui ont compris expliquent à leur tour à ceux qui n’ont pas encore compris.
1987/(janvier à juin) École normale de Clermont-Ferrand (suite et fin)
1988 : instituteur remplaçant, je suis affecté de janvier à juin 1989 au cours préparatoire d’une école rurale. Succédant à une institutrice chevronnée malheureusement partie en congé de longue maladie, je poursuis le travail avec sa méthode : Au Fil des Mots (Nathan, 3 livrets). Cette méthode s’inscrit tout à fait dans les prescriptions de l’École normale. Le départ est global, la lecture se fonde sur la reconnaissance et la manipulation de mots étiquettes. Hélas je ne sais guère m’y prendre et en juin je n’ai abordé que très superficiellement les sons complexes. Je jure qu’on ne m’y reprendra pas et qu’évidemment jamais plus je ne travaillerai au CP.
1988 à 1990 : instituteur volontaire en “classes de perfectionnement”, classe spéciale pour les Manouches, etc. Il est très formateur de fréquenter les élèves les plus en difficulté. Je me rends bien compte que certains élèves ont une intelligence qui aurait dû leur permettre d’apprendre à lire. Quelques années plus tard, en regardant à la télévision un reportage consacré à l’illettrisme en France, je reconnais avec tristesse l’un de mes élèves de cette époque.
1990 à 1992 : remplaçant pour l’année à la SEGPA [5] d’un collège. J’enseigne le français, de la 6è à la 3è. Ces collégiens n’aiment guère l’école mais leur programme est aménagé avec des heures d’atelier et des réalisations qui leur donnent un réel savoir-faire et donc une meilleure estime d’eux-mêmes. L’équipe enseignante est soudée et l’ambiance excellente.
1992 à 1995 : Formateur au GRETA [6], toujours en langue française, dans des programmes pédagogiques très variés (alphabétisation, lutte contre l’illettrisme, préparations aux concours administratifs, formation interne en entreprises, …). Un vécu vraiment très riche. Au cours de ces années je rencontre quantité de stagiaires adultes ne sachant pas lire ; Certains n’ont jamais su lire, d’autres ont “désappris”, beaucoup n’ont tout simplement pas été enseignés correctement !
1995 à 1997 : retour en classes “ordinaires”, je suis instituteur faisant fonction de directeur.
1997 à 2001 : passage volontaire en classe unique, avec une quinzaine d’élèves de la grande section au CM2. Ces années sont formatrices et j’apprends à individualiser le travail. Avant moi, l’institutrice en poste pendant des années a formé des bataillons d’élèves présentant de très bons résultats au collège. Au cours de mes deux dernières années dans ce poste, l’école se regroupe avec deux autres classe uniques pour former un RPI [7].
2001 à 2003 : Instituteur remplaçant (langue française, géométrie et sciences) dans la SEGPA du collège où j’avais déjà travaillé en 1990. Un certain nombre de ces élèves auraient pu suivre une scolarité normale ; quelques-uns s’en sortent d’ailleurs très bien. Cependant, la SEGPA, avec ses petits effectifs de classe, ses travaux pratiques en atelier et son équipe de professeurs dévoués me semble un petit paradis par rapport au reste du collège où j’entrevois également des élèves en aussi grande difficulté que dans la section professionnelle.
2003/2004 : instituteur remplaçant en classe urbaine où je complète deux 1/2 temps. Je suis stupéfait en découvrant le niveau selon moi catastrophique des élèves (CE2 et CM2). Médusé aussi devant l’indifférence générale… Je décide de travailler désormais en début de la chaîne, c’est à dire au … cours préparatoire.
2004 jusqu’à aujourd’hui : instituteur dans la même école, en CP/CE1 puis en CP simple niveau. Dans des conditions bien particulières puisque de 2004 à 2010 j’ai exercé à mi-temps afin de me lancer dans l’aventure de l’école à la maison avec mes deux enfants. C’est ainsi que j’ai découvert l’extraordinaire Cours Hattemer [8] avec lequel nous avons travaillé à distance pendant 6 années.
C’est aussi à cette époque que j’ai eu les chances de rencontrer Michel Delord [9] et son GRIP 1 [10], de collaborer en classe avec ma collègue Florence Lenègre (ensemble nous avons constitué une classe SLECC [11]) et de lire quelques témoignages courageux (Marc Le Bris [12], Rachel Boutonnet [13], …). Depuis cette époque je suis resté en contact, grâce aux associations Lire-Écrire [14], Trans-Maître [15], … avec d’autres instituteurs souvent en rupture avec le discours idéologique dominant des pédagogues français les plus en vue.
Pour en revenir à la lecture au CP, j’ai utilisé au cours de la première année Gafi [16] (méthode en usage dans l’école lorsque j’y suis arrivé). L’année suivante Gafi et Delile [17] et depuis plusieurs années maintenant, Delile et Cuissart [18]. Convaincu par Michel Delord de l’efficacité du principe de l’écriture-lecture, j’ai cherché parmi mon fonds de livres anciens un manuel d’écriture-lecture. C’est ainsi que j’ai décidé de tester pendant une année la méthode Cuissart, très populaire dans la première moitié du 20è siècle et utilisée pendant plusieurs décennies dans l’école de mon village. En 2012 La Librairie des Écoles a bien voulu l’éditer en lui donnant une graphisme plus moderne et des illustrations en couleurs. Nous avons complété la méthode d’écriture-lecture par un livre de premières dictées et par un cahier d’écriture.
Parmi bien d’autres méthodes fondées sur l’écriture-lecture, signalons le Syllabaire illustré de M. Fournier (Méthode rapide de lecture et de langage) [19], récemment réédité par les éditions Encre Violette. Ou encore la méthode Renault [20], pas encore rééditée.
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Si vous deviez retenir deux ou trois pratiques essentielles pour fonder un enseignement efficace au CP, quelles seraient-elles ?
Se cultiver :
— il faut lire beaucoup, écrire aussi.
— S’intéresser particulièrement à toutes les études accessibles concernant le fonctionnement du cerveau, aux formes multiples d’intelligence, aux comportements humains.
— Il est souhaitable de connaître les techniques de manipulation des individus et des groupes d’individus (manières de poser sa voix, de se mouvoir, etc.), non pour asservir autrui mais pour être capable de motiver et de diriger progressivement vers l’étude un ensemble d’élèves qui n’y sont peut-être pas naturellement portés, voire qui y sont hostiles.
S’instruire :
– Un instituteur est un généraliste polyvalent qui doit connaître les Instructions officielles sur lesquelles il est censé s’appuyer. Il doit aussi maîtriser un assez large éventail de connaissances afin d’intéresser ses élèves, afin aussi de donner du corps et une perspective à son enseignement. Même lorsqu’il ne sait pas, il doit être capable d’aller chercher là où elles se trouvent les réponses à un problème. Quant aux savoirs disciplinaires (qu’aujourd’hui bien des jeunes enseignants masteurisés ne maîtrisent plus autant que leurs aînés simples bacheliers) il ne faut pas hésiter à (re)travailler, la grammaire, l’arithmétique, la géographie, etc. À Paris, l’Institut Libre de Formation des Maîtres [21] propose une formation solide ; on peut rêver que les ESPE [22] s’en inspireront.
Élaborer sa propre pédagogie :
– encourager le travail manuel, stimuler le sens pratique, travailler le sens de l’observation et la mémoire.
– établir des liens entre les différents moments de la journée, des ponts entre les disciplines, à la manière d’un architecte maître d’œuvre. La chance de l’école élémentaire française est d’avoir conservé le principe d’un maître pour une classe, l’instituteur bénéficiant d’une imprenable vue d’ensemble et de détail tout à la fois.
– apprendre à démêler chez un élève les fils d’une mauvaise compréhension.
– choisir avec grand soin de bons outils : un solide programme, un plan de travail, un emploi du temps, des manuels bien conçus (importance de l’ordre des leçons). Éviter la picorée aléatoire sur internet de “fiches à compléter” aussi inutiles qu’elles sont finalement coûteuses.
– Ne pas s’isoler dans l’école, communiquer avec les parents. Au sein de l’équipe pédagogique, lorsque cela est possible, établir une cohérence dans le travail avec la classe précédente (GS) et la classe suivante (CE1).
– rester humble et modeste mais avoir conscience de l’importance cruciale du cours préparatoire et du rôle majeur de l’enseignant qui apprend les éléments.
[1] Rémi et Colette ; Juredieu et Mourlevat. (2 livrets) ; Magnard 1965https://picasaweb.google.com/111196850562487837068/RemiEtColette1965?authkey=Gv1sRgCOKL1YfA4IP26gE
[2] Le Roi et le Benêt ; Giulio Cesare Croce ; Deux Coqs d’Or
[6] GRoupement d’ÉTAblissements. Les GRETA sont les structures de l’Éducation nationale qui organisent des formations pour adultes. [7] Un Regroupement Pédagogique Intercommunal consiste à associer plusieurs écoles à faibles effectifs scolaires afin de constituer un réseau complémentaire. [8] http://hattemer-academy.com/ [9] http://michel.delord.free.fr/ [10] http://www.slecc.fr/GRIP/histoire-gripslecc-1997_2006.pdf [11] http://michel.delord.free.fr/historique-slecc.pdf [12] Et vos enfants ne sauront pas lire… ni compter ; Marc Le Bris ; Stock [13] Journal d’une institutrice clandestine ; Rachel Boutonnet ; Ramsay [14] http://www.lire-ecrire.org [15] http://trans-maitre.org/ [16] Gafi, méthode de lecture CP ; Alain Bentolila, Nathan [17] Méthode Delile ; C & J Delile ; Hatier [18] https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Cuissart [19] Syllabaire illustré, Méthode rapide de lecture et de langage ; M. Fournier ; Éditions Encre Violette [20] http://lecpdamalthee2013-2014.blogspot.fr/2013/10/methode-pratique-de-lecture-ecriture.html [21] http://www.ilfm-formation.com/ [22] En France, depuis septembre 2013, les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ESPE) ont succédé aux Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM).